« Après le plaisir de posséder des livres, il n'en est guère de plus doux que celui d'en parler. » Charles Nodier

"On devient bibliophile sur le champ de bataille, au feu des achats, au contact journalier des bibliophiles, des libraires et des livres."
Henri Beraldi, 1897.

frise2

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mercredi 20 février 2008

Casse-tête vénitien

Amis Bibliophiles Bonsoir,

J'espère que vos neurones sont en en bon état. En effet, Raphael aimerait les tester, il fait donc appel à votre expertise. Je ne doute pas que comme souvent, nous allons parvenir à aider ce bibliophile en détresse...

Les données du problème :

"Une petite demande d'avis un peu complexe et technique que je vous soumets sur les particularités de ce livre, les Tusculanes de Ciceron (Tusculanae quaestiones Marci Tullij Ciceronis ; http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k587972) imprimé par le vénitien Agostino Zani en 1516.

Ce livre au format in-folio comprend 6 feuillets non chiffrés, dont le titre, et CXXIIII feuillets. Le collationnement vérifié est : aa6 A-N8 O-P10. Le registre est facétieux puisqu'il indique que le cahier aa est composé de deux feuilles (duernus) alors qu'on devrait lire «ternus » c'est-à-dire composé de trois feuilles (aai, aaii et aaiii) formant une fois pliées en deux les six feuillets attendus (sauf erreur de ma part).

C'est là une des moindres particularités de ce livre qui, à côté des erreurs de foliotation assez courantes à l'époque, a été imprimé selon les cahiers avec deux fontes de caractères romains différentes bien distinctes, décrites par les bibliographes (Isaac, in An Index to the Early Printed Books in the British Museum, Part II, Section II, Italy,) sous le nom de 106a ou 106b. 106 se réfère à la mesure de 20 lignes en mm. (certains cahiers sont même mixtes, par exemple dans le cahier F, les feuilles F1F8 et F3F6 sont composées en 106a alors que la feuille correspondant aux feuillets F4F5 est en 106b pour le texte des Tusculanes ; le commentaire autour étant toujours dans la même fonte tout le long de l'ouvrage). 106a a été utilisée depuis 1504 et 106b depuis 1516 (informations recueillies auprès d'un collectionneur sur la liste de discussion ExLibris).

Au total, la fonte 106b s'observe sur les feuilles portant les feuillets :

F4-F5, feuilles composant le cahier H, K4-K5, cahiers L à M en entier, le cahier O sauf la feuille centrale O5-O6, et le cahier P sauf la feuille P3-P8.

Cette particularité de l'exemplaire que j'ai entre les mains est partagée avec celui de Gallica avec cependant une exception notable découverte récemment: les feuillets K4 et K5 sont dans la fonte 106a sur l'exemplaire Gallica et les abréviations et contractions utilisées sur K4recto/verso et K5recto/verso montrent que cette feuille a fait l'objet d'une recomposition intégrale.

Ma première interrogation de détail concerne la signification des quatre caractères espacés avec les chiffres qui terminent le registre (cf preière image, NDLR).

De façon plus générale, quelle(s) hypothèse(s) cela vous inspire-t-il sur ce qui s'est passé dans l'atelier de Zani autour de la composition de ce livre en Février 1516 (temps de Venise, soit 1517 de notre calendrier) ? "

Raphael (et Hugues...)


Je compte sur vous!
H

12 commentaires:

Gonzalo a dit…

Vous connaissez déjà mes hypothèses sur le sujet, Raphael!
;0)

Bibliophiliquement,

Gonzalo

Raphael Riljk a dit…

Tout à fait Gonzalo !
Dans une discussion en coulisses très instructive pour moi, nous avions évoqué ensemble les particularités de ce livre. Si je peux me permettre de résumer votre interprétation, elles vous évoquent un travail partagé entre deux ateliers ou, dans le même atelier, entre compositeurs disposant chacun d'une casse contenant des fontes différentes, n'est-ce pas ?

Nous en restions restés de notre discussion à tenter de trouver une logique à la répartition du travail (certains cahiers étant "mixtes").

Voici à toutes fins utiles une transcription du registre que je n'ai pas suffisamment agrandi:

aa A B C D E F G H I K L M N O P. Omnes sunt quaterni praeter aa qui est duernus & O P qui sunt quinterni.

L'ordre et la composition des cahiers qui constituent le livre sont donc indiqués d'après leur signature : tous sont constitués de quatre feuilles (pliées en deux en insérées les unes dans les autres, formant donc 8 feuillets donc 16 pages) sauf le cahier initial aa qui est constitué de deux feuilles (en réalité trois) et les cahiers O et P qui sont constitués de 5 feuilles.

Ce qui suit commence par la caractère q "virgulé", une virgule située à droite coupant la jambe de la lettre q. Ce caractère est suivi de "12 c. 4".

Cette série de caractères en fin de registre (?) ne me parait pas très répandue. Sa présence traduit-elle une habitude d'atelier ou est-elle plus spécifique de Venise ou de l'Italie ?

En tout cas, il est probable qu'elle apporte une information spécifique supplémentaire à l'ouvrier chargé d'assembler le livre à partir des cahiers.

Raphael

Raphael Riljk a dit…

Venise ne ferait-elle plus rêver… ?

Je vous propose mon hypothèse au moins sur les signes en fin de registre.

Le signe « q, » pourrait représenter le mot « quinterni » qui signifie « cahier de 5 feuilles ». Je n’arrive pas bien à déterminer s’il s’agit d’un mot latin, italien ou italien latinisé. Quinterno est en tout cas bien attesté en italien. Cela m’arrangerait qu’il fût italien, car dans ce cas la lettre « c. » pourrait être l’initiale de carta, la page ou feuille, mais peut-être existe-t-il un mot latin correspondant.
Au total, cela donnerait : « quinterni 12, carte 4 » soit « 12 cahiers de 5 feuilles et 4 feuilles », soit un total de 64 feuilles qui composeraient le livre.
D’après ce calcul, on peut en déduire que le livre contient 64 x 2 = 128 folios ou feuillets. Or, l’examen du livre en révèle 130.
Si on prend en compte l’erreur de registre qui comptabilise par erreur 2 feuilles pour le cahier aa et non pas trois comme cela est réellement, cette feuille oubliée, ajoutée aux 64 précédentes donnerait un total de 65, soit 130 feuillets comme observés.

Il pourrait donc s’agir du récapitulatif du nombre des feuilles imprimées avant pliage constituant l’ouvrage. Si c’est le cas, l’expression en cahier de 5 feuilles n’est pas simple et je me demande à quoi elle se rattache, peut-être à une tradition d'assemblage des manuscrits ?

Il faudrait pouvoir trouver un autre exemple afin de voir si cela tient la route ou pas.

Raphael

Librairie L'amour qui bouquine Livres Rares | Rare Books a dit…

A mon avis ça tient la route Raphaël.

J'ai des photos d'un livre imprimé à Venise en 1522... mais pas de registre...

Amitiés, Bertrand

martin a dit…

Autre exemple:
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58215h.chemindefer

martin a dit…

Je viens de lire un article en allemand et il semble clair qu'il s'agisse d'une manière d'indiquer le prix d'un livre.

Raphael Riljk a dit…

Merci Martin pour cette référence sur gallica. Vous avez eu du flair ! Elle est d'autant plus intéressante qu'il s'agit d'un livre du même imprimeur mais je ne crois pas trop à une mention de prix :

"Quinterni 8 & car 1" cela fait 41 feuilles, soit 82 folios (ou feullets)lorsqu'elles sont pliées en deux. On lit bien d'ailleurs le registre sur la page 82. CQFD. Merci à vous d'avoir cherché, très éclairant comme exemple !
Je ne trouve pas de mot latin commençant par car. qui pourrait coller. Je reste sur l'idée d'une notation locale (?)

Bonne soirée

Raphael

martin a dit…

Mon message privé n'est donc pas arrivé?
Voici le lien vers l'article mentionné (p. 14):
http://edoc.hu-berlin.de/dissertationen/altmann-ursula-1974-12-18/PDF/Altmann.pdf

Essai de traduction: " L'avancement/la continuation (?) de la pratique de calculer le prix des livres imprimés à base de leur taille (?) mesurée en (Quinternes) (cinq feuilles (Bogen, i. e. sheets) donnant 10 feuillets (Blatt, i. e. leafs), ... amenait à une innovation dans le régistre des livres imprimés: la bible en langue itallienne, imprimée en 1478 à Venise par Johannes Rubeus, nomme à la fin du registrum le nombre des (Quinternes).

Raphael Riljk a dit…

Fabuleux ! (je viens d'avoir votre message), il s'agirait donc d'une information permettant de calculer le prix du livre : "je le vends à tant le quinterne !"... et ceci quelque soit le travail de composition et de gravures !?
Ce qui est étrange est que cette pratique de marquage ne soit pas plus généralisée à Venise.

A toutes les serrures, vous êtes la clé.

Merci, Martin.


Raphael

Raphael Riljk a dit…

Un exemple du coût d’une édition d’une bible en 1478 à Venise d’après un contrat notarial en date du 14 mars passé entre un éditeur, Nicolas, et un imprimeur, Léonard.

« Maître Léonard imprimera vite et bien, de bonne foi et sans fraude 930 Bibles sur papier commun pour Nicolas et il devra les livrer avant juin prochain. Ni dans cette période, ni dans les neuf mois suivants il n’imprimera d’autre Bible. Nicolas paiera à Maître Léonard 430 ducats d’or et devra fournir le papier nécessaire. Le règlement se fera de la façon suivante : pour la livraison de chaque quinternion, Nicolas paiera 5 ducats. Sur les 930 copies, maître Léonard en gardera 20 pour lui. Nicolas fournira autant de papier que Maître Léonard en demandera, et Maître Léonard devra réimprimer toutes les copies qui ne satisferont pas Nicolas. »

Adapté de Brown HF, the Venetian printing press, 1891.p.26
http://www.archive.org/details/venetianprinting00brownuoft

Raphael

Raphael Riljk a dit…

Martin a ouvert la porte. Poussons-là encore :

« Haebler, rappelant que les prix de vente des incunables étaient généralement fixés d’après le nombre de quinternions qu’ils contenaient, écrit qu’en 1484, les impressions d’Amerbach en grand format se vendaient environ à raison d’un florin du Rhin pour 17 quinternions et en 1489 déjà, un florin pour 27 quinternions : l’offre fut ainsi rapidement supérieur à la demande et les imprimeurs traversèrent, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, une période difficile. »

Extrait de Elie H, Les éditions des statuts de l’ordre des Chartreux, 1943, p.45.
http://books.google.com/books?id=e5ABciqc92oC&printsec=frontcover&dq=quinternions&hl=fr&source=gbs_summary_s&cad=0

Raphael

Anonyme a dit…

Je vous invite à lire "Fabriquer un livre au XVIe siècle" par Jeanne Veyrin-Forrer (in "La lettre et le texte", 1987) où on pourra lire notamment :
"... l'urgence, l'importance de l'oeuvre ou celle du tirage imposent parfois le recours à plusieurs équipes. Il y a plus. Faute de pouvoir obtenir d'un fabricant unique les délais ou les quantités qui leur conviennent, certains marchands libraires n'hésitent pas à confier l'exécution d'un même ouvrage à différents imprimeurs disposant d'un matériel similaire".

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